Trump déstabilise l'ordre mondial : quelle stratégie pour l'Europe face à l'escalade géopolitique ?
- Julia Agard

- 7 avr.
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 18 sept.
Face à une offensive commerciale et diplomatique coordonnée par Donald Trump, les fondements du multilatéralisme vacillent.
L'Union européenne peut-elle faire front ?

Le 3 avril 2025, Wall Street a connu une chute historique : le S&P 500 s’est effondré de 4,8 %, enregistrant ainsi sa pire journée depuis la crise du COVID-19 en 2020. Le Dow Jones a reculé de 4 % (soit une perte de 1 679 points), tandis que le Nasdaq a plongé de plus de 6 %. La débâcle a été déclenchée par l’annonce surprise de Donald Trump imposant des droits de douane généralisés de 10 % sur toutes les importations, assortis de surtaxes pouvant atteindre 50 % selon les pays et de 25 % sur les véhicules étrangers. Les secteurs technologiques ont été particulièrement touchés : Apple a perdu près de 9 %, entraînant dans son sillage Nvidia, Amazon, Microsoft et Meta. Les marchés asiatiques et européens ont immédiatement réagi par des chutes similaires, alimentant la crainte d’une spirale récessionniste mondiale. L’Asie — colonne vertébrale des chaînes de production mondiales — a été particulièrement visée : le Vietnam, le Cambodge, la Thaïlande, le Bangladesh et le Sri Lanka figurent au cœur de ces nouvelles sanctions.
Tout laisse penser que ce qui pourrait, à première vue, être interprété comme une simple erreur de pilotage relève en réalité d’un choix stratégique pleinement assumé. Un choix froid, cynique et lourd de conséquences, qui engage l’avenir, menace les équilibres et appelle une réponse claire, ferme et collective. L’administration Trump cherche à redessiner les rapports de force sous le slogan « America First », au mépris des équilibres mondiaux. En 2025, l’économie, la diplomatie, la géopolitique et le social ne sont plus des sphères séparées : dans l’approche actuelle, géopolitique et économie avancent de pair, devenant des instruments de puissance mis au service d’un affrontement systémique.
La reconfiguration actuelle des sanctions tarifaires illustre une transformation profonde de la géopolitique mondiale. Les alliés traditionnels des États-Unis – Canada, Allemagne, Japon, Corée du Sud – subissent de plein fouet ces mesures protectionnistes, tandis que la Russie, inscrite dans une logique impérialiste et expansionniste, demeure relativement épargnée. Moscou consolide ses positions en mer Noire et aligne ses stratégies avec celles de l’Iran, de la Syrie et de la Biélorussie, incarnant ce que Wallerstein pourrait analyser comme la reproduction d’un centre périphérique alternatif au sein de l’économie-monde. Le Moyen-Orient, quant à lui, demeure un théâtre de tensions structurelles : frappes américaines sur des positions iraniennes et reprise des hostilités au Liban-Sud contre le Hezbollah, soutenu par Téhéran, fragilisent les efforts diplomatiques amorcés depuis la fin de 2024.
Ces événements ne relèvent pas d’une succession aléatoire de crises mais participent d’une recomposition systémique où l’idéologie nationaliste prime sur le multilatéralisme. Donald Trump, loin d’être une anomalie isolée, s’inscrit dans une dynamique globale, il en est le même le produit, partagée par des leaders comme Vladimir Poutine et Xi Jinping. Poutine exploite la déstabilisation régionale et l’arme énergétique comme instruments de pouvoir, tandis que Xi déploie une stratégie d’influence globale plus discrète mais structurée, en écho à la notion de soft power et hard power combinés développée par Joseph Nye. Leur point commun réside dans le rejet d’un ordre international libéral hérité de l’après-1945, fondé sur le droit, la coopération institutionnelle et l’interdépendance régulée. Les signaux d’un choc systémique se multiplient. L’économie mondiale évolue sur une ligne de crête incertaine, fragilisée par l’inflation, les tensions énergétiques, la fragmentation numérique et une reprise économique hésitante. La théorie des cycles longs de Kondratiev

trouve ici une illustration : nous assistons à une phase de réorganisation des puissances économiques et politiques, comparable aux réajustements structurels des décennies passées. Après les années 1920, marquées par le repli nationaliste, et les années 2020, caractérisées par des crises sanitaires et énergétiques successives, la décennie 2025-2035 s’annonce comme une période d’instabilité profonde.
Face à cette trajectoire, la tentation du repli identitaire, du protectionnisme économique et du recours accru à la coercition militaire ressurgit. Trump agit à la fois comme catalyseur et révélateur de cette dynamique : son slogan « America First » traduit moins un choix conjoncturel qu’une redéfinition assumée de la puissance américaine dans un monde gouverné par des rapports de force exacerbés, en accord avec la lecture néoréaliste des relations internationales proposée par Kenneth Waltz.
L’histoire des guerres commerciales rappelle le coût élevé de telles stratégies. En exploitant les crises comme instruments de puissance, l’administration américaine prend le risque d’alimenter une spirale de déséquilibres systémiques aux conséquences vertigineuses. Le monde se rapproche d’un point de non-retour où l’effondrement des mécanismes multilatéraux et la généralisation des logiques de puissance pourraient conduire à une reconfiguration irréversible de l’ordre mondial. Anticiper et comprendre ces dynamiques devient dès lors une nécessité stratégique, et l’application d’approches pluriverselles, telles que celles défendues par Mbembe ou Mignolo, pourrait offrir un cadre conceptuel pour repenser la gouvernance globale face à cette crise de l’ordre international.
L’Europe sommée de réagir
L’Union européenne ne peut se permettre la passivité. Avec 449 millions d’habitants et 427 milliards d’euros d’importations en provenance des États-Unis (source : Eurostat, 2024), elle dispose d’un levier économique réel, qui peut être mobilisé à bon escient. Ses dépendances militaires et ses contraintes structurelles doivent être considérées avec lucidité, sans occulter ses atouts. Des mesures de réciprocité commerciale, un soutien accru à l’autonomie stratégique, et une relance industrielle ciblée dans les secteurs sensibles — notamment les technologies, l’armement, la cybersécurité et la souveraineté énergétique — doivent devenir des priorités absolues. Le boycott ciblé peut constituer un levier d’action efficace ; toutefois, compte tenu de la dépendance actuelle et des risques associés, il représente pour l’instant davantage un handicap qu’un instrument opérationnel. Il s’agit donc d’un levier à construire dans un avenir où ces dépendances seront réduites.
L’Europe doit parler d’une seule voix. Cela implique de renforcer l’autorité de la Commission, de soutenir ses institutions et de résister aux tentations nationalistes à court terme. Les dernières initiatives vont dans ce sens et devront être consolidées pour démontrer la cohésion de l’Union malgré ses difficultés internes. Donner la parole à la Présidence de la Commission européenne constitue un acte de respect envers les institutions et un gage de fidélité aux valeurs européennes. Sur le plan stratégique, cela permet également de prendre de la distance face à des affrontements individualisés avec certains pays, alors que l’Amérique ou la Russie tendent à viser des adversaires spécifiques.
L’Europe demeure largement tributaire de l’OTAN — et donc de Washington — pour sa sécurité, une dépendance qui devient désormais un levier de pression. Une réponse s’impose : la construction d’une Europe de la Défense. Ce projet n’est plus un horizon lointain, mais une nécessité vitale, seule capable de rendre à l’Union son autonomie stratégique et sa stature de puissance politique, en complément de son poids économique. Le droit international n’est fort que lorsqu’il repose sur une économie solide, et la diplomatie ne pèse que si elle est appuyée par une armée capable. L’indépendance réelle suppose des ressources concrètes.
L’Europe a besoin d’une approche stratégique claire face aux menaces, articulée autour de trois axes : urgence, importance et émergence. En France, les hôpitaux ont déjà été formellement notifiés des risques et invités à se préparer à des contextes de crise. Cette démarche doit s’étendre à d’autres secteurs critiques — éducation, agriculture, sécurité économique — pour garantir la résilience nationale. Des recommandations concrètes pourraient être diffusées à chaque citoyen, lui donnant des consignes claires pour faire face à des crises inattendues. L’information constitue toujours le premier vecteur de mobilisation. Les citoyens européens doivent être pleinement conscients des risques, du nord au sud du continent, et particulièrement dans les pays frontaliers de la Russie, désormais en état d’alerte. Déployer des mesures similaires en France s’impose naturellement, compte tenu de sa puissance nucléaire et de son exposition stratégique. Il ne s’agit pas de céder à l’alarmisme, mais de faire preuve de lucidité. Cette posture exige une communication transparente, une mobilisation industrielle cohérente, des plans de résilience civile ambitieux et une politique d’investissement européenne véritablement coordonnée.
Retrouver une colonne vertébrale stratégique
L’ordre mondial bascule officiellement. Le temps n’est plus à l’indignation. Trump n’est pas un accident : il est le produit d’une mutation politique profonde, aux États-Unis comme dans le monde. L’Europe doit désormais assumer cette réalité. Seule une puissance politique cohérente peut préserver sa souveraineté dans ce nouvel environnement. La résistance du Brésil et de la Chine face aux pressions américaines montre qu’une autre voie est possible, même si les contextes et les dépendances diffèrent. Face à l’instabilité, la force reste un facteur structurant. Le multilatéralisme ne survivra que s’il repose sur des États capables d’en garantir les fondements. L’Europe ne peut plus se contenter d’exister par la norme : elle doit redevenir une puissance d’action, capable d’anticiper, de protéger et de peser sur l’ordre mondial. C’est à ce prix qu’elle préservera non seulement son autonomie, mais aussi sa capacité à influencer l’avenir de l’ordre international.
Auteur : Julia Agard©



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