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La Loi Duplomb : chronique d’une défaillance politique

Dernière mise à jour : 7 sept.

Dessin signé "MM" sur Raporterre
Dessin signé "MM" sur Raporterre

La loi Duplomb s’inscrit avant tout dans le cadre de la souffrance agricole — vivement traversé par l’accumulation d’un monde paysan en quête de reconnaissance, de dignité, et de transformation structurelle.


Depuis des décennies, les agriculteurs interpellent, alertent, supplient parfois, pour qu’on cesse de mépriser leur activité, qu’on réhabilite leur rôle essentiel, qu’on substitue à la logique productiviste une véritable politique de valorisation du vivant.


L’agriculture française devrait pourtant être un modèle. L’agriculture biologique, en particulier, représente une voie de sauvegarde, une forme de résistance écologique et éthique. Elle incarne un lien charnel et spirituel au sol, à l’écosystème, au vivant. Et pourtant, nous voilà au bord du gouffre.


Comment avons-nous pu en arriver là ?

« J’ai nourri le monde comme on me l’a ordonné. Et je n’en ai tiré aucun bénéfice. Heureusement que je ne suis pas suicidaire, sinon… »


Ce témoignage n’a rien d’anecdotique. Il résonne comme un leitmotiv dans la bouche de nombre d’agriculteurs. Ils se disent brisés, désabusés, vidés par un métier qui devrait être l’un des plus nobles : celui de faire fructifier la terre nourricière. Une terre d’où nous provenons tous et vers laquelle, inéluctablement, nous retournerons. Pauvres, riches, urbains ou ruraux : c’est elle qui nous unit.


Le désespoir agricole n’est pas une déviance individuelle, mais bien le symptôme d’un système destructeur. Un système qui dévaste — non seulement les oiseaux, les sols, les insectes — mais aussi les femmes et les hommes qui le portent à bout de bras. Ce système, profondément inégalitaire, pousse à l’isolement, à l’impuissance, à la résignation. Et rompre avec lui nécessite une force collective que la solitude quotidienne du paysan empêche souvent. Ce modèle, comme le soulignent des penseurs tels que Pablo Servigne, a émergé dans l’immédiat après-guerre. Les agriculteurs, sommés de reconstruire la nation par la productivité, ont été enrôlés dans une course effrénée aux rendements, sous l’impulsion de l’État, des banques, des coopératives, et de l’agro-industrie. La modernisation agricole, dictée par les lois d’orientation de 1960 et 1962, orchestrée par Edgard Pisani, ministre de l’Agriculture sous De Gaulle, a scellé le pacte : produire toujours plus, avec toujours plus de machines, d’intrants, de dettes, et toujours moins d’autonomie.


Dans cette course, la science elle-même a été instrumentalisée. Certains chercheurs ont glissé du rôle de savant à celui de "scientocrate", en formulant des prescriptions normatives habillées de neutralité : on a parlé de "mauvaises herbes", de "bonnes pratiques", de "variétés améliorées". Mais qui décide de ce qui est "bon", "mauvais", "amélioré", sinon les forces du marché et les intérêts dominants ?


Et qu’a-t-on fait du savoir vernaculaire, de cette intelligence rurale, ancestrale de la terre, patiemment transmise de génération en génération ? Ce savoir ancré, empirique, respectueux du vivant, forgé dans la confrontation quotidienne à la terre, au climat, aux bêtes ? Il a été marginalisé, méprisé, relégué au rang de folklore. Nous avons perdu le sens. Le sens du vivant. Le sens du métier.


La Loi Duplomb, en ce sens, n’est pas un point de départ mais l’écho d’un monde en décomposition. Elle reflète la tension extrême d’une profession à bout de souffle, paupérisée, déconsidérée, rendue invisible dans les débats publics. Cette loi ne réforme pas, elle maquille. Elle tente d’étouffer la colère par des rustines techniques, alors que c’est une refonte systémique qu’il faudrait.


Nous sommes face à une pièce tout monté : celle d’une classe laborieuse qui ne parvient plus à vivre décemment de son travail. Une classe que la société relègue en périphérie, tout en dépendant d’elle pour sa survie la plus élémentaire, valorisant des savoir technocratiques. C’est un jeu pervers, d’une redoutable efficacité, dont les règles sont bien rodées et les acteurs clairement identifiés — à l’exception des deux seules variables sacrifiables : l’agriculteur et le consommateur. À l’agriculteur, on impose la logique du marché. On lui vend l’illusion que sa survie passe par l’adhésion inconditionnelle au modèle productiviste : il faut produire toujours plus, à moindre coût, avec l’appui de technologies dites "innovantes", dont il est sommé de croire qu’elles incarnent l’avenir. Sous couvert de progrès, on l’enferme dans une dépendance : dépendance aux intrants, aux engrais, aux semences brevetées, aux machines lourdes, aux dettes.


On maximise la surproduction, on épuise les sols, on disloque les écosystèmes. La terre, devenue stérile, ne peut plus se régénérer sans adjuvants chimiques. Et pendant ce temps, on ouvre le marché à une concurrence internationale souvent dispensée des normes environnementales et sociales imposées aux producteurs français. Résultat : l’agriculteur se retrouve contraint de négocier avec des centrales d’achat qui fixent des prix indignes, dans un rapport de force entièrement déséquilibré. Pres de 40% des aliments consommés en France sont importés (source INRAE, 2023).


Rappelons deux chiffres :

  1. La France est le premier utilisateur de pesticides en Europe, avec 65 000 tonnes vendues en 2021 (source : Eurostat).

  2. 60 % des semences utilisées dans les grandes cultures sont issues de variétés protégées par brevets (source : Inf’OGM, 2022).


Par effet domino, les grandes surfaces, elles, écrasent leurs prix pour répondre à une population étranglée par la baisse du pouvoir d’achat. Le consommateur, en manque de choix réel, achète ce qu’il peut — rarement ce qu’il voudrait. Les produits français, plus respectueux mais quelques centimes plus chers, pourrissent dans les rayons. Et ainsi, l’agriculteur est contraint, une fois de plus, de rogner sur ses marges, de vendre à perte, pour espérer survivre.


Le cercle est bouclé : une double pression — économique et psychologique — s’exerce sur l’agriculteur comme sur le consommateur. L’un comme l’autre finissent captifs d’un système qu’ils n’ont pas choisi, et dont ils sont les premières victimes. Désabusés, nombre d’agriculteurs, à bout de souffle, ne plaident même plus pour une concurrence loyale. Ils en viennent à réclamer les pesticides qu’ils dénonçaient, faute d’autre levier pour continuer à exister.

 

Bienvenue dans l’ère des "nécrotechnologies" : les technologies de la mort

Cette idéologie de la compétition permanente a engendré un isolement radical dans le monde agricole. La mécanisation à outrance, l’agrandissement des exploitations et la disparition des exploitations familiales ont produit une désertification sociale. Le paysan est désormais seul, face à ses dettes, ses récoltes, et son angoisse.


Prenons un exemple emblématique : la monoculture du maïs dans le Sud-Ouest. Une plante tropicale, censée prospérer dans un climat chaud et humide. Or, en France, les mois les plus chauds (août) sont aussi les plus secs. Il a donc fallu irriguer massivement, recourir à des intrants chimiques coûteux, grevant encore davantage les finances des exploitants. Le paradoxe est total : l’agriculture intensive française n’est pas compétitive sur le marché mondial, malgré tous les sacrifices.


C’est là que se manifeste le troisième facteur-clé, et probablement le plus toxique de cette équation : la concurrence internationale.


Elle se nourrit de trois dynamiques interconnectées :

1. La nécessité pour les agriculteurs de produire à grande échelle pour exister économiquement.

2.  La pression constante sur les prix, dans un contexte de baisse continue du pouvoir d’achat.

3.    L’ouverture généralisée des marchés au nom de la libre circulation des marchandises.


La mondialisation — ce mot fourre-tout — agit ici comme un rouleau compresseur : elle déterritorialise les activités humaines, déconnecte les modes de vie de leurs racines locales, et soumet tout — alimentation comprise — aux lois impersonnelles d’un marché global. Dans sa version la plus brutale, elle supprime les barrières commerciales, efface les frontières économiques, et interdit toute restriction à la circulation des biens, au nom d’une liberté de marché sacralisée. En théorie, cela crée un espace unifié de compétition équitable. En pratique, c’est une jungle dérégulée dans laquelle les producteurs soumis à des exigences sanitaires, sociales et environnementales strictes sont mis en concurrence avec ceux qui ne le sont pas.


L’idée d’un traité européen harmonisant les normes entre États membres est séduisante en apparence. Mais elle se heurte à une réalité politique : la souveraineté nationale prime encore largement, même dans l’Union. Le contrôle des frontières économiques, y compris intra-européennes, devient alors un levier à envisager. Mais dans un Parlement fragmenté, où les intérêts sont multiples et souvent antagoniques, cette option relève presque de l’utopie. Et surtout : si l’on voulait réellement rémunérer l’agriculteur à la hauteur de son travail, les prix réels des denrées alimentaires exploseraient — un scénario politiquement explosif dans un contexte inflationniste et socialement fragile.


En somme, l’équation agricole contemporaine est tragiquement insoluble si l’on ne redéfinit pas ses fondements. Elle met en lumière l’impasse d’un système basé sur la croissance illimitée, la marchandisation du vivant, et la compression infinie des coûts. Et pourtant, une autre agriculture est possible — mais elle implique de penser autrement : collectivement, écologiquement, humainement. Ajoutons enfin, et non des moindres, les intérêts particuliers, les réseaux d’influence bien ancrés, les lobbyistes d’une redoutable efficacité, et cette fameuse "politique du bon voisinage" — euphémisme désignant l’échange de faveurs réciproques et l’opacité institutionnalisée. Nous le savons tous : la loi Duplomb est l’aboutissement d’une équation complexe, mais dont les termes sont limpides.


C’est, en réalité, l’aveu d’un échec collectif. Un échec de volonté politique. Un aveu d’impuissance stratégique. Elle consacre l’échec d’une politique agricole initiée à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, fondée sur la croissance à tout prix, la dépendance industrielle et la soumission aux marchés. Elle révèle également l’échec d’un projet européen incapable d’harmoniser les normes sans sacrifier les souverainetés. Et plus profondément encore, elle incarne l’effondrement de la politique commerciale nationale, totalement absorbée par les intérêts supranationaux. Des erreurs, certes. Mais des erreurs réparables — à condition d’en reconnaître la gravité.


Pablo Servigne l’a parfaitement résumé :

« On est en train de massacrer le modèle agricole familial, et c’est voulu. L’humain est considéré comme un facteur en trop. On ne veut pas de paysans, on veut des techniciens agricoles, encadrés par les banques, appliquant les recettes prescrites par les ingénieurs de l’agro-industrie. »

De son côté, Nathalie Delahaye (agricultrice), interrogée par Philosophie Magazine, comme tant d’autres agriculteurs, confesse avoir longtemps accepté l’intrusion de la "machine économique" dans ses terres — pensant que sa survie en dépendait. Mais cette machine, loin d’être neutre, décide de ce qu’elle leur vendra pour produire… ce qu’elle leur rachètera à des prix fixés unilatéralement. Car il faut le rappeler : l’agriculture est l’un des rares secteurs dans lequel c’est l’acheteur qui impose le prix de vente au producteur. Un renversement fondamental des règles de l’échange.

 

Le rapport de la Loi Duplomb

Le rapport justifiant la Loi Duplomb évoque à plusieurs reprises une situation « d’urgence », un « déclin » agricole, une « balance commerciale déséquilibrée ». Mais dans ce contexte, réduire une problématique de santé publique à une simple équation comptable est indéfendable. Il ne saurait y avoir de "balance" dès lors que la variable ignorée est la santé humaine.


Aujourd’hui, les projections en matière de cancers liés à l’environnement n’ont jamais été aussi alarmantes. Nous parlons de +21 % des taux d’incidence dans 21 pays européens et une hausse globale de 13 % à 32 % selon les régions. Les conséquences sanitaires d’une telle politique — autorisant l’usage massif de substances chimiques — pèsent directement sur les finances publiques d’un pays fondé sur un système de protection sociale universelle. Cela devrait, à lui seul, suffire à invalider tout calcul purement économique.


Le rapport dénonce un "excès de normes", sans jamais interroger le sens même de ces normes : leur fondement en santé publique, en écologie, en protection du vivant. Cette rhétorique classique — opposer les normes à la compétitivité — occulte systématiquement le coût colossal de l’inaction. Une agriculture non régulée est une bombe à retardement financière, environnementale et humaine. L’exposition aux pesticides en France est estimé à 1,9 milliards d’euros par an pour la Sécurité sociale ( Source INSERM,2021).


La loi se targue de ne pas "régler tous les problèmes", mais de poser les bases d’un "renouvellement agricole". Or, nous disposons aujourd’hui de données techniques solides démontrant que le recours prolongé aux néonicotinoïdes, aux fertilisants de synthèse, et aux phytosanitaires détruit la capacité des sols à se régénérer. À terme, c’est notre souveraineté alimentaire elle-même qui est menacée.


-       L’article 1 de la loi facilite l’achat de phytopharmaceutiques — en particulier du Céthyphoto, sans cadre de restriction clair à long terme. Cela signifie moins de contrôle sur des molécules aux effets incertains, cumulés, invisibles à court terme, mais catastrophiques à long terme. Et moins de contrôle, c’est aussi moins de prudence dans les pratiques sur le terrain.


-       L’article 2 légalise l’usage de drones agricoles pour des pulvérisations aériennes. Or, les conséquences sanitaires de telles pratiques sont connues : exposition des riverains, inhalation chronique, pollution des nappes phréatiques. Les épidémiologistes observent déjà une corrélation inquiétante entre zones agricoles et augmentation des cancers, des malformations fœtales, des pathologies infantiles.


-       L’article 5, quant à lui, traite de l’usage de l’eau — ressource vitale, déjà gravement menacée. Si irriguer est indispensable, l’omission de l’impact des pesticides dans la pollution des eaux est criminelle. Ce qui coule dans les ruisseaux finit, tôt ou tard, dans nos verres. Cette contamination lente et silencieuse est une atteinte directe au droit à une vie saine. En 2023, 91 % des cours d’eau français contiennent des traces de pesticides ; 25 % sont non conformes aux normes de qualité de l’eau potable (source : Ifremer & EauFrance).


Ce que cette loi propose, derrière son langage technocratique, n’est rien d’autre qu’un théâtre d’ombres. Une tentative de maquiller des décennies d’erreurs politiques, sans jamais les reconnaître, sans jamais en tirer les leçons.


Pendant ce temps, des exemples à l’international montrent la voie :

  • Israël, par exemple, développe une agriculture performante, sobre en eau, hautement technologique et respectueuse des sols.

  • L’Italie, dans certaines régions, valorise la polyculture raisonnée.

  • L’Amazonie, dans ses formes agricoles traditionnelles, enseigne la cohabitation avec le vivant.

Le savoir existe. Les alternatives existent. Ce qui manque, c’est l'audace politique de les embrasser. Ce refus, ce cynisme persistant, mérite qu’on le questionne frontalement : pourquoi refuser les modèles vertueux ? Pourquoi persister dans un modèle qui tue ?


Enfin, peut-on ignorer les conséquences humaines de cette politique : Cancers, dépressions, suicides, atteintes neurologiques. Les corps et les esprits sont brisés par un système qui les exploite puis les oublie. Ce n’est pas plus de pesticides qu’il nous faut. Ce sont des régulations nationales fermes et compréhensibles, surtout, sur les centrales d’achat, des politiques de transition financées, un accompagnement massif des agriculteurs vers des modèles durables, une éducation populaire sur l’alimentation, la santé, la terre.


Et pour cela, une question revient : comment financer tout cela ?


Eh bien, sollicitons les grandes fortunes ! Ces mêmes élites qui excellent dans l’optimisation fiscale, dans la maximisation des profits, dans la financiarisation de la terre. Pourquoi ne pas leur demander de contribuer à cette transition? Julia AGARD©

 
 
 

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